Prologue

 

Quand diable allait-il se décider à appeler?

Des volutes de fumée montaient d'un long et mince cigare qui se consumait dans le cendrier. D'autres mégots s'entassaient tout autour. L'homme consulta sa montre. Etait-ce fait, oui ou non ?

Il écrasa le cigare contre le cristal taillé et s'avança vers la fenêtre. Les vitres crasseuses étaient couvertes d'une légère couche de condensation givrée. Le froid était arrivé tôt, cette année. D'un doigt ganté, il traça une croix sur le givre et laissa son regard se perdre dans la nuit. Bien qu'il fût minuit passé, le paysage nocturne étincelait de lumières colorées. Sans doute une fête à Cheekwood. La joie et la bonne humeur devaient fuser. En plissant les yeux, il distinguait des éclats de phares, au moment où les voituriers négociaient le virage du boulevard.

Il tapota des doigts contre la vitre, effaça le dessin qu'il venait de faire, puis se retourna. La pièce était vide. Sombre. Des fantômes se tapissaient dans les recoins obscurs. Les ombres grandissaient, devenaient menaçantes. Le souffle un peu court, il appuya sur l'interrupteur de la lampe. Cela suffit à apaiser sa panique. Il prit une grande inspiration étranglée, et remplit ses poumons à fond. L'ampoule au néon n'éclairait que faiblement la pièce caverneuse, mais, pour lui, c'était comme si tout s'embrasait. Certaines choses ne changeaient jamais. Après toutes ces années, avoir encore peur du noir !

Sur son bureau couvert de traînées de cendres, il n'y avait que le petit coffre de bois de rose, le cendrier, et ce fichu téléphone qui refusait de sonner. La pièce était tout aussi Spartiate. Un bureau, un fauteuil à roulettes en cuir et trois chaises pliantes. Il ouvrit la boîte et sortit un nouveau cigare, édition spéciale quarantième anniversaire. Il suivit le rituel : couper l'extrémité au-dessus de la corolle, l'approcher de la flamme, le faire tourner jusqu'à ce qu'il s'allume parfaitement... Il tira quelques petites bouffées apaisantes. Voilà. Il se sentait déjà mieux.

Son isolement était nécessaire. Il ne voulait pas que les gens le voient ainsi. Mieux valait qu'ils se souviennent de l'homme puissant qu'il avait été autrefois. S'ils savaient ce qu'il était devenu — un vieil impotent, une sombre créature au dos voûté et aux mains noueuses —, comment pourraient-ils avoir peur de lui ?

Mais il n'avait plus très longtemps à attendre, maintenant. La peur serait son cheval blanc, galopant sur les corps de filles aux lèvres rouges. Les doubles. Les substituts.

La sonnerie du téléphone le fit sursauter. Enfin !

— Oui ? dit-il brusquement.

II écouta son interlocuteur, puis remit le téléphone sur le combiné.

Un sourire s'étendit lentement sur ses lèvres, le premier de la soirée. Le moment était venu. L'heure de recommencer, de refaire surface. Un nouveau visage, un nouveau corps, une nouvelle âme. Après avoir jeté un dernier coup d'oeil par la fenêtre, il écrasa son cigare, ferma la boîte et se prépara à affronter l'ombre. Il sortit d'un pas résolu et disparut dans l'obscurité du couloir.

Le téléphone sonnait. Dans un recoin de son esprit, elle reconnut l'appel strident et comprit qu'elle allait devoir se réveiller. Quelle poisse ! Pour une fois qu'elle faisait un rêve vraiment agréable... Sans ouvrir les yeux, Taylor Jackson tendit le bras par-dessus le corps chaud étendu à son côté et attira le récepteur jusqu'à son oreille.

— Allô ? marmonna-t-elle.

— Taylor, c'est maman.

La jeune femme entrouvrit une paupière et tenta de faire le point sur les chiffres lumineux du réveil. Il était 2 h 48.

— Qui est mort? demanda-t-elle.

— Bon sang, Taylor, tu es obligée d'être aussi brusque ?

— Maman, il est 3 heures du matin ou presque. Si tu m'appelles à cette heure, tu as forcément une mauvaise nouvelle à m'annoncer. Si tu me disais tout de suite ce qui s'est passé, je pourrais me rendormir.

— Très bien. Il s'agit de ton père. Il a disparu à bord du Shiver.

Taylor se redressa en faisant basculer ses jambes hors du lit. Son père, Win Jackson. Winthrop Thomas Stewart Jackson IV, pour être exact. Son illustre père avait disparu. Une boule se forma dans sa gorge et elle cligna des yeux pour retenir les larmes qui, pour une fois, lui montaient aux yeux.

Elle n'avait même pas envie de réfléchir à ce que cela pouvait signifier. « Disparu », c'était l'équivalent de « mort », quand cela se produisait en pleine mer, non?

Son père... C'était fou comme ces deux mots suffisaient à déclencher un torrent d'amertume. Les rumeurs résonnaient dans sa tête comme des cris d'oiseaux. Son père lui a payé sa place à l'académie de police... Il lui a payé sa promotion à la brigade des homicides... Il a donné un gros paquet de fric pour la campagne du maire et sa fille est passée lieutenant... Ce bon vieux Win Jackson. Banquier d'affaires, financier de choc, avocat et homme politique. Sous des dehors séduisants et un rire chaleureux, c'était un escroc extrêmement imaginatif, une canaille de grande envergure. A Nashville, il faisait figure de légende vivante. Une légende dont Taylor s'efforçait de rester le plus éloignée possible.

Assise au bord du lit dans sa chambre obscurcie, elle pensa à lui. Cette pensée était toujours associée à un parfum, une luxueuse eau de Cologne qu'il s'était achetée un jour à Londres et qu'il avait ensuite commandée chaque année à Noël...

— Taylor? Taylor, tu es encore là?

— Oui, maman, je suis là. Qu'est-ce qu'il faisait sur le Shiver ? Je croyais qu'il avait laissé tomber la voile.

— Tu connais ton père... Non, je ne le connais pas.

— Il a voulu amener le yacht à Saint-Bart. Ou Saint-Christophe. Ou Saint-Je-Ne-Sais-Quoi. Une de ces îles des Antilles, quoi. A mon avis, il avait emmené une de ses petites traînées. Il a dû l'appâter en lui promettant de voguer vers le soleil couchant... Eh bien, il semble qu'il soit passé par-dessus bord.

Il n'y avait aucune émotion dans la voix de Kitty Jackson. Ni amour, ni détresse, ni même sympathie. Parfois, Taylor se demandait si le cœur de sa mère battait encore.

— Quelqu'un a prévenu les garde-côtes ?

— Taylor, c'est toi la spécialiste des... des forces de l'ordre. Moi, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il faut faire. En plus, je suis sur le point de partir pour Gstaad.

— Pardon?

— Au ski. Tu as oublié ? Je suis en vacances en Suisse d'octobre à janvier. Je t'avais pourtant envoyé les dates... J'ai mes bagages à faire, je n'ai pas le temps de m'occuper de cette histoire.

Le ton contrarié de sa mère fit grimacer Taylor. Kitty s'était toujours souciée d'elle-même avant toute chose. Mais cette fois, son mari était quand même porté disparu... Avec de bonnes chances d'être mort.

— Merci de m'avoir prévenue, maman. Je m'en occupe. Passe de bonnes vacances. Au revoir.

Elle raccrocha avant que sa mère n'ait pu répondre. Bon sang, Win... Dans quoi est-ce que tu t'es fourré, cette fois ?

A cet instant, le téléphone sonna de nouveau. Elle examina le numéro qui s'affichait sur l'écran et répondit d'une voix posée.

— Taylor Jackson.

— On a un macchabée à te montrer.

— J'arrive.

 

 

 

 

 

 

Tu tueras pour moi
titlepage.xhtml
Tu tueras pour moi_split_000.htm
Tu tueras pour moi_split_001.htm
Tu tueras pour moi_split_002.htm
Tu tueras pour moi_split_003.htm
Tu tueras pour moi_split_004.htm
Tu tueras pour moi_split_005.htm
Tu tueras pour moi_split_006.htm
Tu tueras pour moi_split_007.htm
Tu tueras pour moi_split_008.htm
Tu tueras pour moi_split_009.htm
Tu tueras pour moi_split_010.htm
Tu tueras pour moi_split_011.htm
Tu tueras pour moi_split_012.htm
Tu tueras pour moi_split_013.htm
Tu tueras pour moi_split_014.htm
Tu tueras pour moi_split_015.htm
Tu tueras pour moi_split_016.htm
Tu tueras pour moi_split_017.htm
Tu tueras pour moi_split_018.htm
Tu tueras pour moi_split_019.htm
Tu tueras pour moi_split_020.htm
Tu tueras pour moi_split_021.htm
Tu tueras pour moi_split_022.htm
Tu tueras pour moi_split_023.htm
Tu tueras pour moi_split_024.htm
Tu tueras pour moi_split_025.htm
Tu tueras pour moi_split_026.htm
Tu tueras pour moi_split_027.htm
Tu tueras pour moi_split_028.htm
Tu tueras pour moi_split_029.htm
Tu tueras pour moi_split_030.htm
Tu tueras pour moi_split_031.htm
Tu tueras pour moi_split_032.htm
Tu tueras pour moi_split_033.htm
Tu tueras pour moi_split_034.htm
Tu tueras pour moi_split_035.htm
Tu tueras pour moi_split_036.htm
Tu tueras pour moi_split_037.htm
Tu tueras pour moi_split_038.htm
Tu tueras pour moi_split_039.htm
Tu tueras pour moi_split_040.htm
Tu tueras pour moi_split_041.htm
Tu tueras pour moi_split_042.htm
Tu tueras pour moi_split_043.htm
Tu tueras pour moi_split_044.htm
Tu tueras pour moi_split_045.htm
Tu tueras pour moi_split_046.htm
Tu tueras pour moi_split_047.htm
Tu tueras pour moi_split_048.htm
Tu tueras pour moi_split_049.htm
Tu tueras pour moi_split_050.htm
Tu tueras pour moi_split_051.htm
Tu tueras pour moi_split_052.htm
Tu tueras pour moi_split_053.htm
Tu tueras pour moi_split_054.htm
Tu tueras pour moi_split_055.htm